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Quel regard porter sur le groupe Aristophil ?

L’hebdomadaire L’Obs du 7/12/2014 (Vincent Monnier) s’interroge : « “L’empereur de papier” ne serait-il en réalité qu’un vulgaire Madoff des Lettres ? » Cette question qui a traversé les médias ne date pas des derniers mois, mais elle s’est bien sûr amplifiée avec l’ouverture d’une enquête préliminaire de la BRDE. Sur des faits précis et condamnables, l’enquête étant en cours, nous ne possédons pas d’information dont nous pourrions faire état. Mais nous avons tenu à faire le point sur cette forme de marché et d’investissement avec Anne Lamort, présidente du SLAM, Syndicat de la Librairie Ancienne et moderne.- Propos recueillis par Frederik Reitz.

Le Magazine du bibliophile n° 116, Janvier-Février 2015

Selon vous, Anne Lamort, d’après les sources dont vous bénéficiez, que pourrait-on reprocher à la société Aristophil – qui depuis un certain temps bousculait les habitudes d’un petit marché ?

Ce qu’on peut reprocher à un fonds d’investissement est avant tout de faire croire à des gains de 8 % dont on sait qu’ils sont, sinon irréalisables, pour le moins extrêmement aléatoires dans un domaine où l’offre et la demande sont totalement imprévisibles. Si le risque est clairement affiché et le marché entièrement loyal, on ne peut rien reprocher à un fonds d’investissement. Si des gains anormalement élevés sont promis par les conseillers en patrimoine qui sont juges et parties (Aristophil possédait son propre centre de formation de conseillers en patrimoines, exceptionnellement bien commissionnés sur les sommes ramenées au bercail), si les valeurs sont faussées par des interventions artificielles, la justice a le devoir de protéger les investisseurs actuels ou potentiels. C’est j’imagine sur ces aspects que travaillent actuellement les enquêteurs puisque l’escroquerie en bande organisée est la qualification retenue pour l’enquête préliminaire.

Par ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse dire qu’Aristophil a « bousculé » un petit marché. C’est un peu davantage que bousculer : il a faussé le fonctionnement d’un marché équilibré et stable qui comptait à peine 6 ou 8 professionnels en France et quelques milliers d’acheteurs, institutions et collectionneurs ; il a créé une bulle spéculative qui a interdit à ces anciens amateurs de continuer à agir et a fait entrer plusieurs dizaines de milliers d’acheteurs totalement ignorants du sujet : petits investisseurs séduits par la rentabilité et incapables de décrypter des contrats qui ne leur laissent pas de liberté de sortie. L’ancien marché a été atomisé, un nouveau marché a été créé en un temps record, avec un brio incontestable.

Le nom de Madoff est donc souvent cité. Dans le cas de Madoff, on avait à faire à une vraie bulle financière, vide et transparente. Dans le cas d’Aristophil, il y a tout de même des livres et des manuscrits qui existent, non ?

La comparaison avec Bernard Madoff qui ne vendait que du vent ne semble en effet pas très adaptée. Les fils de cette affaire seront plus difficiles à démêler puisque les biens constituant les fonds sont pour certains très précieux et pour d’autres assez médiocres. Quant à l’évolution de leur prix, elle est inconnue de tous. On pourrait aussi comparer la situation avec la bulle spéculative de la tulipe en Hollande au XVIIe siècle : au plus fort de l’engouement des investisseurs, un simple bulbe, bien réel, pouvait se vendre en indivision pour 12 fois un salaire annuel d’artisan… Ou, plus encore, avec le cas des subprimes. Les maisons existaient bien, mais valorisées à des niveaux dénués de réalité.

Autre forme économique souvent mentionnée au sujet d’Aristophil, un montage à la Ponzi, à savoir une structure pyramidale ne profitant qu’à ses dirigeants et fonctionnant grâce à une forme de cavalerie, les fonds entrant servant à financer les rémunérations des précédents investissements. Dans ce cas-là, le remboursement intégral des investisseurs, s’il était imposé, se révélerait impossible. On se trouverait ipso facto dans une situation bien connue de l’histoire de la banque – voir le film «La Banquière» dans lequel le rôle des médias apparaît comme essentiel.

Il est vrai que lorsqu’on demande à un établissent financier un remboursement total, quel qu’il soit, on l’étrangle. Et lorsque la confiance s’envole, ce qui est le cas aujourd’hui, tous les investisseurs cherchent à retrouver au moins leur mise.

Je n’ai pas de connaissances particulières en économie, mais il me semble évident que, même sans être confrontée à une demande de remboursement total, une société qui promet 8 % de rendement se trouve au terme des 5 ans que duraient les contrats (2008-2013. L’année de la crise des subprimes, 2008, étant une année de très forte progression du fonds) dans une situation épineuse, malgré d’éventuels nouveaux entrants. L’intervention de la justice aggrave certainement le cas, mais le modèle était condamné dans son ADN. Dans tous les cas de spéculation, il y a un moment assez court où les profits sont importants, mais pour qui ? Et comment a-t-on payé un hôtel particulier à 28 millions d’euros ? Les autographes ne font pas de petits que je sache.

Quant à la Banquière – Marthe Hanau, la vraie, pas la jolie Romy Schneider idéalisée par Francis Girod – elle ne semblait pas étouffée par les scrupules et elle promettait, elle aussi, 8 % de rendement quand les banques classiques offraient 1,5. Il est amusant de remarquer que ses activités ont été dénoncées par un grand bibliophile de l’époque, Horace de Landau-Finaly. Malgré ce parallèle, le cas de Gérard Lhéritier me semble aussi éloigné de celui de la Banquière que de celui de Madoff. Il a vraiment créé quelque chose d’unique, de nouveau et de très intelligemment pensé.

On reprocherait aussi à Aristophil le fait que la majorité de ses offres d’investissement soient réalisées en indivision. Est-ce vrai, est-ce faux ? Lors de notre rencontre-interview de l’été 2013 (n°107-108, p. 9 sqq.), Gérard Lhéritier, directeur d’Aristophil nous avait assuré que ce n’était ni une obligation, ni une généralité. Certains investisseurs sont seuls sur certains biens…

N’étant pas une employée d’Aristophil, je ne sais pas quelle est la proportion d’indivisions mais je la suppose assez élevée. Il suffit de regarder les contrats qui circulent et toutes les interventions passées de Gérard Lhéritier lui-même : il ne parle que d’indivisions. C’est un des éléments qui peut faire douter de la bonne foi des organisateurs des fonds car il est très difficile de sortir d’une indivision ou de se rassembler en cas de litige. Là encore, on peut penser à la crise des subprimes. Les établissements financiers de l’époque avaient procédé selon le même schéma : des produits « structurés » (je vais traduire enchevêtrés : on mélange du bon et du mauvais sous un vocable apparemment cohérent, par exemple « Littérateurs du XIXe »), puis un saucissonnage du fonds vendus en parts afin d’achever de brouiller les cartes.

Au delà du fait qu’un gain annoncé peut s’avérer irréaliste et que l’annonce de ce gain soit trompeur (ce qui est le cas de certaines loteries dont les responsables envoient par la poste des résultats plus que prometteurs…), doit-on considérer comme injustifiée une cote très élevée qu’un lot atteint dans une vente aux enchères ? Ce serait tout à fait nouveau et surprenant dans une économie de type libéral où il est par ailleurs si difficile d’encadrer la spéculation financière…

Il arrive très régulièrement, tous les jours même, que des cotes inattendues soient atteintes en vente, soit à la hausse, soit à la baisse. Dans ce deuxième cas, c’est moins visible car le système de « réserve » permet de ne pas vendre et empêche ainsi de voir la vérité du marché. Si on obéissait à la véritable loi de l’offre et de la demande, il arriverait aussi fréquemment de voir des objets vendus à un dixième de leur estimation qu’au décuple. Lorsqu’on a une connaissance approfondie d’un marché, on sait quand les prix sont cohérents ou non. Des prix incohérents sont techniquement justifiés par la convoitise ou la non convoitise du public à l’instant T, mais que l’objet repasse un an plus tard les dés seront à nouveau jetés. Chacun sait que les ventes publiques sont un très mauvais étalon des prix, mais curieusement, c’est toujours celui-là, qui fait intervenir les sentiments les plus irrationnels et qui prive l’acheteur d’un temps de réflexion normal dans tout commerce, qui est retenu.

Certains fonds d’investissement se montrent beaucoup plus discrets qu’Aristophil. Est-ce qu’Aristophil n’est pas d’une certaine façon victime d’une politique de communication trop agressive ? Trop orgueilleuse ?

Je pense au contraire que la politique de communication, au sens très large, d’Aristophil a été un système de défense et d’anticipation à la Vauban : la communication tous azimuts sur ses actions « patrimoniales », gommant soigneusement les aspects financiers : une diplomatie sans angle mort, avec implication de nombreuses personnalités médiatiques ou politiques dans ses colloques et événements, des actions de mécénat par des subventions à un nombre incroyable d’associations culturelles, humanitaires, comités d’entreprises, etc. Tout cela permet d’être présent dans des relais d’opinion très divers, donc d’avoir un champ de vision constant sur les menaces et une ligne de défense avancée par cascades d’opinion qui a jusqu’à présent assez bien fonctionné.

Il est vrai que crier sur tous les tons que l’investissement dans l’art est défiscalisé, c’est agiter le chiffon rouge sous le nez d’un pays qui crève de sa dette, de ses charges et de ses impôts. C’est aussi oublier que les collectionneurs d’art payent comme tout le monde une taxe sur la plus-value, qu’ils font aussi des moins-values (ils vont l’apprendre à leurs dépens dans le cas d’Aristophil) et qu’ils sont, par leurs dons, à l’origine de 80 % de ce qui entre aujourd’hui dans les collections publiques.

En bref, la communication d’Aristophil consistait à faire poser sur l’argent, qui a peu de « crédit » en France, le masque de la Culture, honorée par tous. Par un sophisme assez voyant, la ligne de défense actuelle c’est : « Vous attaquez Aristophil, donc vous attaquez la Culture ».

La presse elle aussi n’est pas au bout de son travail de défrichage et de vérification sur l’affaire Aristophil, car de nombreuses rumeurs circulent. Par exemple, Gérard Lhéritier aurait gagné au Loto près de 160 millions d’euros – ce qu’il a démenti…

Certains organes de presse ont fait leur travail en mettant en garde le public depuis plusieurs années contre ces investissements trop prometteurs. Les journalistes peuvent se battre sur le front des idées en décryptant par exemple les contrats ou l’organigramme des différentes sociétés du groupe (école de formation de conseillers en patrimoine, musée, vente de reproductions d’autographes, magazine, etc.); quant aux faits, ils sont difficiles à prouver et même à évoquer si on n’a pas accès aux documents de la société ou de l’enquête. Les organes de presse qui ont imprudemment mis en cause Aristophil ces dernières années ont été systématiquement attaqués en justice, ce qui incite les journalistes à la prudence.

En ce qui concerne le gain de l’Euromillions, la Française des Jeux conserve l’anonymat des vainqueurs, mais il n’y a pas de doute que la puissance publique (qui s’intéresserait aussi à cet aspect plus rocambolesque de l’affaire) ait les moyens de dire un jour s’il s’agit comme on le prétend d’une rumeur lancée par G. Lhéritier lui-même ou d’un fait avéré.

Revenons au fonctionnement d’Aristophil. Cette société a mené une politique d’acquisition, de rapatriement et de dons d’œuvres patrimoniales… N’est-ce pas à mettre au crédit d’Aristophil ?

Il me semble que c’est plutôt à mettre au crédit des milliers d’investisseurs qui ont placé leur propre argent dans la société.

Ce qui arrive à Aristophil est suivi de près par ses nombreux investisseurs, certes. Par d’autres investisseurs de sociétés d’un fonctionnement très proches, à Paris mais aussi sur des places financières telles que Londres et Luxembourg. Le grand public ignore la diversité des fonds d’investissement qui sont nombreux et parfois surprenants. A Londres, la société Stanley Gibbons a ouvert un département d’investissement livres et manuscrits en 2003. Il serait intéressant de voir comment elle fonctionne. Quant à Luxembourg, nous trouvons le Library Art Fund, Sicav-Sif lancé le 15 mai 2012

Le Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne a toujours été méfiant à l’égard de ces fonds, quels qu’ils soient, et son code de déontologie précise que l’argument de la plus-value à venir ne doit pas faire partie de l’arsenal marketing des libraires. De tels systèmes sont l’antithèse parfaite à l’activité de la librairie qui consiste à former des collectionneurs mus par leur libre arbitre et heureux de posséder en propre des objets assemblés selon une logique individuelle et dont ils comprennent non seulement la valeur mais aussi la portée symbolique. Entre leurs mains, les livres sont vivants. Dans les coffres d’une banque, ils sont morts.

De même, l’AMF (autorité des marchés financiers) a plusieurs fois mis en garde les investisseurs contre ces placements dits atypiques qui ne relèvent pas de sa surveillance. Comment oser parler du marché de l’autographe ou du livre ancien ? Chaque objet, unique, suit sa propre pente et ce n’est pas toujours en montant. Tous ceux qui ont essayé de dégager des généralités se sont heurtés à la multiplicité des critères qui déterminent le prix d’un objet : ancienneté, rareté, auteur, intérêt, conservation, provenance, nombre de collectionneurs s’intéressant au même sujet au même moment… Le logiciel à inventer serait un peu plus compliqué que pour le cuivre ou le sucre. Mais pour revenir à votre question sur d’autres fonds d’investissement, le cas d’Aristophil est le seul à intéresser la justice française. Pour juger les sociétés auxquelles vous faites allusion, il suffit de savoir quels sont les rendements affichés et par quel processus les objets sont valorisés. Bien sûr, ces informations ne figurent pas sur leurs sites. Bien sûr il est possible de gérer sagement et rationnellement de tels fonds, mais dans tous les cas, cette activité est néfaste pour les collectionneurs et les libraires que je représente.

Aristophil a racheté aux Etats-Unis le testament de Louis XVI, document qui semble assez important pour le patrimoine national – mais qui avait obtenu une autorisation de sortie de France et qui avait été vendu aux Etats-Unis… A l’inverse, des documents manuscrits du Général de Gaulle pendant la dernière guerre, acquis par Aristophil, reviendraient à l’Etat – sans que ce dernier lui verse le moindre centime d’euro (décision de justice). Cette réalité des acquisitions et des ventes, des considérations et des traitements s’avère complexe. Quel est le rôle des experts dans ce paysage que nous ne comprenons pas toujours très bien ?

La politique de revendication est devenue très dure depuis que les crédits d’acquisition des institutions culturelles ont baissé. Mais les revendications de l’Etat – qui pourraient aussi être décuplées, tant le champ d’application de la loi est large – demeurent toujours imprévisibles, faisant peser une insécurité sur les transactions difficile à supporter pour les acteurs du marché, privés ou marchands. Les revendications, pratiquement toujours justifiées au regard de la loi, émanent des responsables d’archives ou de bibliothèques publiques. Les experts ont un rôle difficile à jouer, entre le marteau et l’enclume : quelle position adopter lorsqu’on vous présente à vendre un objet susceptible de revendication ? Inciter, voire forcer le possesseur à abandonner l’objet, le plus souvent acheté ou hérité en toute bonne foi ? Présenter l’objet à la vente en risquant une revendication surprise ? Partir en courant après s’être lavé les mains et laisser l’objet enterré chez son propriétaire ? C’est ce qui arrive le plus souvent et d’importants documents ne viennent plus à la surface. Dans le pire des cas, le possesseur fait illégalement sortir l’objet du territoire national, le donne à vendre à une société de vente étrangère, lésant notre pays à la fois de l’objet et des taxes sur sa cession.

Les besoins de l’enquête ont généré une immobilisation d’Aristophil. Il est probable que l’on s’achemine vers un dépôt de bilan. Que deviendra la revue Plume ? Que deviendront les sommes investies dans les manuscrits, autographes et livres ? Que deviendront les employés d’Aristophil ? Autrement dit, quelles seront les effets immédiats mais aussi plus larges (en termes d’image par exemple) de cet effondrement s’il se produit… ?

En cas de dépôt de bilan, la revue Plume (directeur de rédaction : Gérard Lhéritier) survivra si elle correspond à un lectorat réel, comme le soutient Aristophil qui estime avoir fait émerger des dizaines de milliers de nouveaux collectionneurs. J’espère que le Musée des lettres et des manuscrits pourra renaître sous une forme ou une autre car il répond à un espace culturel qui avait été laissé vacant jusqu’à présent. Les salariés et les biens d’Aristophil auront le triste destin des sociétés en dépôt de bilan et je n’arrive pas à m’en réjouir ni à m’en affliger puisque c’était écrit (je ne joue pas avec les mots) ; le personnel se doute depuis longtemps qu’il est assis sur une poudrière, mais les investisseurs, eux, vont tomber de haut. Je ne sais pas comment la justice administrera les centaines de milliers de documents appartenant en indivision à des petits porteurs. Ces biens ont été acquis en plusieurs années ; si la justice prend son temps pour les remettre sur le marché, le choc sera amoindri, mais il y aura nécessairement un choc, surtout si l’enquête démontre que les objets ont été largement surévalués. Les vrais collectionneurs, les sociétés savantes et les bibliothèques pourront viser à moindre coût des pièces qui étaient depuis quelques années sorties brutalement de leur champ d’action par l’irruption massive de l’armada Aristophil. Et la paix reviendra… Bien des fonds d’investissement en art ou en livres, certes moins importants, se sont écroulés durant tout le XXe siècle. Cela n’a freiné les ardeurs ni des collectionneurs qui continuent leur bonhomme de chemin, ni des investisseurs toujours aussi émerveillés devant un miroir aux alouettes.