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HOMMAGE A J. Ch. BRUNET

Allocution de GÉRARD OBERLÉ à l’occasion de l’inauguration d’une plaque à la mémoire de Jacques-Charles Brunet au siege du SLAM à Paris, le 13 Septembre 1988. (publiée dans la Lettre d’information de la LILA n°41/42 de mai 1989)
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En cette fin du 20e siècle, alors que bientôt les frontières vont disparaître et que se prépare l’Europe de 1993 il est peut-être intéressant de faire remarquer que depuis très longtemps, on peut dire depuis des siècles, il existe une catégorie de personnes qui ne tenait aucun compte des frontières. Ces Européens d’avant-garde, ou plutôt ces mondialistes, sont les gens qui commercent avec les livres : les bibliophiles, les bibliopoles et les bibliographes.

S’il est vrai et fort regrettable que les deux premier, les marchands et les collectionneurs, depuis toujours ont eu à pâtir des tracasseries administratives et douanières, les derniers, du fond de leur cabinet secret (tandis que le monde à ses œuvres perverses courait haletant), recensaient collationnaient et rédigeaient les fiches de volumes imprimés à Venise, à Madrid, à Philadelphie, à Ulm ou à Oxford.

Les aimables savants, serviteurs zélés de la République Universelle des Lettres se moquaient bien de toutes ces barrières tout à fait artificielles.

Parmi ces chercheurs admirables, celui que nous honorons aujourd’hui a plus que tout autre mérité le titre de savant européen, et sa compétence ne se limitait d’ailleurs pas à l’Europe. Sa réputation a franchi les océans dès la première édition de son Manuel.

Les libraires n’ont pas attendu le Congrès de Paris[1] pour rendre hommage à Brunet. Il y a 28 ans, en août 1960, le Congrès de la Ligue Internationale se tenait à Scheveningue et dressait un Arc de Triomphe à notre grand homme. Une exposition de documents sur la vie et les travaux du bibliographe avait été organisée pour célébrer à la fois le 150e anniversaire de la parution de la première édition et le centenaire de la dernière édition du Manuel du Libraire et de l’Amateur de Livres. Notre regretté confrère italien, le grand libraire Cesare Olschki avait été chargé de mettre en scène la célébration. Deux ans plus tard, en 1962, Cesare Olschki, et ce fut son dernier travail, fit paraître à Pise un volume consacré à Brunet qui contient une anthologie de témoignages de l’époque sur notre bibliographe, avec des textes de Nodier, Janin, Dibdin, Paul Lacroix, Leroux de Lincy, Silvestre de Sacy.

Olschki s’étonnait fort de ce que la personnalité de l’auteur du Manuel ne semblait plus en 1962 éveiller la curiosité des hommes innombrables qui à travers le monde continuaient quotidiennement à se servir de son Manuel.

Quand le bureau du Syndicat français m’a demandé de rendre aujourd’hui cet hommage - ce qui m’a d’ailleurs surpris, car il y a ici des confrères bien plus dignes que moi de cet honneur - j’eus l’idée un peu rosse de me livrer à une sorte de sondage et de demander à 10 libraires (pas les moindres !) quelle était la profession de Brunet. Serez-vous étonné d’apprendre que je n’eus droit qu’à deux réponses exactes, les autres croyaient qu’il était bibliothécaire, imprimeur, professeur, avocat à la retraite.

Depuis le congrès de 1960, et les regrets de Cesare Olschki rien n’a changé et de nombreux libraires ignorent toujours que Brunet fut un des nôtres : il était libraire et fils de libraire.

Jean-Charles Brunet est né à Paris en 1780. Son père, Thomas Brunet, fils de paysans normands avait quitté sa province pour la capitale où il avait exercé toutes sortes de métiers avant de s’installer libraire au n°1° de cette rue Gît le Cœur. Il soigna tout particulièrement l’éducation de son fils, mais il n’était pas riche et en 1792, âge à peine de 12 ans, Jean-Charles fut obligé à cause des événements de la Révolution d’interrompre ses études et de rentrer chez son père. Dès les premières années du siècle nouveau il tenait lieu de commis sans appointements. Le papa s’aperçut très vite que son fils n’avait pas la fibre commerciale et qu’il s’intéressait davantage aux libres et à leur histoire qu’à l’art de les négocier. Mais Thomas Brunet était non seulement un bon père, mais encore un père intelligent. Jamais il ne contraria la vocation d’études du jeune bibliographe. Leroux de Lincy a trouvé un petit texte autobiographique de Brunet dans lequel se trouvent d’intéressantes notes sur le père Brunet et sur la satisfaction qu’éprouvait le vieux libraire à voir la réussite de son fils comme bibliographe. Le jeune homme ne voulut pas être à la charge de sa famille et sut très rapidement tirer profit de ses travaux. En 1802, alors qu’il n’avait que 22 ans, il avait déjà rédigé plusieurs catalogues et publié un supplément au Dictionnaire biographique des livres de Cailleau. Cette première publication anonyme est la forme embryonnaire du grand ouvrage de Brunet. Encouragé par le succès obtenu avec ce travail, il allait se lancer pour de bon dans la voie bibliographique et à peine 8 ans plus tard paraissait la première édition du Manuel. C’est la maison Brunet elle-même qui se chargea de la publication, opération commerciale qui comportait, malgré tout, des risques pour une petite librairie aux ressources modestes. Il y a dans le Voyage pittoresque en France et en Allemagne de Dibdin quelques pages très sympathiques sur Brunet père et fils. L’extravagant bibliomane anglais, qui à cette époque là n’était pas encore bibliophobe décrit la rue Gît-le-Cœur comme un coupe-gorge obscur, et l’escalier de la librairie comme un sinistre couloir de monastère : « Vous arrivez à une porte avec l’inscription : Sonnez en tournant le bouton, et Brunet père vous accueillait, avec une petite calotte de soie sur la tête. Votre fils est-il là ? Oui, Monsieur, ouvrez la porte du fond et vous le trouverez. En effet, le fils Brunet était là, prisonnier entre des piles de volumes dans un incroyable encombrement de papiers et de documents, et toujours la plume à la main. Il incarnait le Dieu du Travail en personne ! ‘Vous voilà, Monsieur Brunet, bien occupé !’ ‘Oui, Monsieur, cela me fait autant de plaisir que de peine ! »

Brunet était peut-être moins pittoresque que son confrère anglais Dibdin, mais il était beaucoup plus sérieux et plus fiable. Après la parution de la première édition il consacrera le reste de son existence à compléter, à parfaire, à enrichir sans cesse, selon l’évolution de la nouvelle bibliophilie du XIXe siècle qu’il a fortement contribué à définir, ce manuel unique et irremplacé. Les 7 éditions de 1802, 1810, 1814, 1820, 1834, 1844 et 1860 ont ponctué l’histoire de la librairie et de la bibliophilie de dates qui sont de vrais repères. Dans l’Histoire de l’édition française, notre ami Jean Viardot dit : « Sans cesse augmenté, amélioré et élargi aux nouveaux domaines collectionnés, en particulier de quelques centaines d’entrées du supplément de 1802 à près de 40.000 notices, le Brunet élimine par absorption toutes les autres bibliographies. Ce fut d’ailleurs son ambition avouée… Le Brunet était et reste toujours le numéro un des usuels bibliographiques français en matière de livres anciens, rares et précieux, qu’il soient objets de curiosité ou livres utiles. Son propos est général, tout livre imprimé, en tout pays, en toute langue, de toute classe qui remplit les conditions suivantes : être à la fois rare et précieux c’est à dire difficile à trouver et digne d’être recherché ! »

Il faut se souvenir que le jeune Brunet a commencé sa carrière en une époque particulièrement bénie pour les amateurs de livres. Et puisque nous sommes à la veille de célébrer le bicentenaire de 1789, rappelons avec Jules Janin que c’est la Révolution qui a ouvert les précieux dépôts si bien gardés, trop bien gardés des bibliothèques de l’Ancien Régime. Notre métier de lirbaire ne serait sans doute pas ce qu’il est si la Révolution avec des façons peut-être brutales et pour certains injustes, n’avait apporté la Liberté non seulement pour les hommes mais aussi pour les livres. Les couvents étaient ouverts, les bibliothèques des princes aussi et les livres descendirent dans la rue pour la plus grande joie des amateurs et le plus grand profit des libraires du XIXe siècle.

Je ne vais pas prolonger mon bavardage et faire un cours sur la bibliophilie au temps de Nodier et de Brunet qui étaient strictement contemporains et avaient tous deux 50 ans en 1830. Je voudrais simplement évoquer les bons moments que je dois à Brunet, que nous devons tous à Brunet, car s’il est une œuvre qui s’identifie absolument avec son auteur, c’est bien le Manuel. On peut dire que Brunet a transformé la fiche de libraire en genre littéraire. En flânant dans le Manuel nous y trouvons l’homme, le libraire, le collectionneur et le savant. Le Manuel est plus, beaucoup plus qu’une simple bibliographie alignant des références et des collations. C’est aussi une œuvre d’humeur. Avec quel humour, mais aussi quel caractère notre Jean-Charles rabaisse le caquet de certains imitateurs comme le lamentable Graesse, chaque fois qu’une fiche le lui permet. C’est l’œuvre du collectionneur, du très grand collectionneur, raffiné, cultivé et artiste. C’est l’œuvre du libraire, du très grand professionnel, de l’homme qui pendant 50 ans a assisté aux ventes et qui ne manque pas de truffer ses commentaires d’anecdotes savoureuses qui sont du plus grand intérêt pour l’histoire de notre métier.

En rédigeant mon catalogue sur les poètes néo-latins j’ai eu le plus grand plaisir à lire ses commentaires sur la célèbre vente Courtois organisée par le libraire Merlin, et sur les procédés très mercantiles de nos confères de l’époque qui abusaient de la générosité de M. Gomez de la Cortina à qui ils faisaient payer les livres 3 ou 4 fois leur prix.

Aucun de nous ne doit oublier ce que nous devons à cet homme qui jusqu’à l’âge de 85 ans, alors qu’il était infirme, paralytique et presque aveugle ne cessait de s’attacher avec la même ardeur qu’en 1802 à corriger les épreuves de la dernière édition de 1860. Brunet est mort en 1867. Si vous avez un moment entre l’Alcazar et la Tour Eiffel, je vous conseille de vous recueillir un instant sur sa tombe. Il est enterré avec son père au Cimetière Montparnasse (Chemin circulaire 4e division), concession perpétuelle de 1837. Pour ceux que l’histoire des cimetières de Paris intéresse sachez que c’est l’une des plus anciennes tombes de cette nécropole.

Notre présidente l’autre jour en me téléphonant s’inquiétait de savoir quelle avait été la vie privée de Brunet. Je puis ici l’informer qu’il ne s’est jamais marié, que les enfants ne l’intéressaient absolument pas et qu’il vouait un amour profond à un gros chien jaune qu’il promenait sur les quais tous les matins et tous les soirs. Non, c’est l’amour des livres qui lui a permis de supporter toutes les infirmités de sa vieillesse et c’est l’amour des livres qui l’a rendu heureux jusqu’à son dernier soupir.

Comme le prétend, ou le suggère la devise latine de notre syndicat, c’est l’amour des livres qui nous réunit tous ici et pour finir mon intervention en restant sur ce thème, je voudrais vous citer un texte que notre cher patriarche Brunet a dû savourer idoinement. Il s’agit d’un extrait du Philobiblion du bibliophile anglais du 14e siècle, Richard de Bury :

« Les livres sont au dessus de tous les biens de la terre, au-dessus du roi, du vin et des femmes ! Ce sont des maîtres qui nous instruisent sans verges et sans férules, sans cris et sans colère. Si on les approche on ne les trouve point endormis, si on les interroge, ils ne dissimulent point leurs idées. » O libri soli liberales et libri, dit-il avant de chanter les livres sur le même registre lyrique que celui du Roi Salomon célébrant sa bien-aimée : « Mine profonde de Sagesse, puits d’eau vive, épis délicieux pleins de grains, urnes d’or dans lesquelles reposent la manne et le miel, seins gonflés du lait de la vie, fleuve quadrifique du Paradis, où se repaît l’esprit humain, oliviers fertiles, etc… » A-t-on jamais utilisé langage aussi quintessencié pour chanter la bibliophilie ? Après avoir démontré l’ineffable valeur des livres, il en arrive à cette conclusion épatante pour les libraires : « Ne craignez point d’être trompés par le marchand. Il faut dans l’achat des livres ne reculer devant aucun sacrifice. Car si la sagesse leur donne de la valeur, il est impossible de trouver leur prix excessif ! »

Je ne veux pas quitter cette rue sans évoquer le souvenir d’un homme que j’ai beaucoup aimé, qui m’a beaucoup aidé et que tous ceux ici qui l’ont connu n’oublieront jamais : Georges Heilbrun s’était retiré ici avant de nous quitter pour rejoindre dans l’improbable Parnasse de bibliophiles ses voisins Brunet père et fils.

[1] Congrès de la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne, Paris, Septembre 1988