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Défense et illustration du livre

Francis de Miomandre (1880 - 1959)
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Le buste survit à la cité, a dit le poète. Et cela semble un paradoxe, car elles durent longtemps les villes, très longtemps (…). Mais il y a quelque chose de plus durable que le buste, et qui est doué d’un pouvoir encore plus grand de galvanisation. C’est le livre.

Par quel mystère cette chose en apparence si fragile, qu’un enfant peut déchirer et détruire, que l’on peut jeter dans le feu (sans compter l’auteur, quelquefois, pour plus de sûreté), cette chose si nue sous sa dérisoire protection de cuir, ce petit tas de papier semblable à ces insectes qu’on ne peut pas écraser en raison même de leur dimension minuscule, par quel mystère, dis-je, cette chose infime résiste-t-elle à tout ? Vous me direz que c’est comme pour l’insecte à cause de cette multiplication même. Tiré à des milliers d’exemplaires, le livre se rit des dangers. Il s’avance dans le temps, tel une armée de troupes fraîches, aussitôt décimée par le tir constant de l’ennemi, mais sûre de son objectif et sûre de l’atteindre, fût-ce avec une poignée de survivants. Le livre imprimé possède une force supérieure à toutes les autres forces, une force pratiquement invincible. Oui, c’est vrai. Mais le livre n’a pas toujours été imprimé, il n’a pas toujours été multiplié par ce procédé démotique. Il a connu, pendant de longs siècles, un état plus précaire. Il était unique, ou presque. Recopié par l’auteur au moment de sa création, puis par quelques scribes de moins en moins attentifs et de moins en moins sûrs, il était comme un arbre fatigué qui ne peut produire que quelques branches. Il circulait de lui de très rares exemplaires, eux-mêmes soumis à tous les hasards des civilisations menacées et peu à peu détruits à leur tour. Il en a néanmoins subsisté suffisamment pour que presque tous les chefs-d’oeuvre de l’Antiquité nous soient parvenus (nous ne savons pas souvent à la suite de quelles aventures extraordinaires).

Qu’est-il donc arrivé ? « Tout se passe comme si » ont coutume de dire les savants, lorsque la grandeur ou la poésie de leur hypothèse les intimide eux-mêmes. Eh bien ! dans le cas dont je parle, tout s’est passé comme si quelque puissance surnaturelle, employant pour le bien les ruses, les biais, les moyens tortueux et secrets qui servent d’habitude contre lui, avait pris sous sa protection le fragile objet, l’avait caché d’une main pieuse dans quelque endroit absurde et inattendu, pour le ressortir, intact, des centaines, des milliers d’années après. Tout s’est passé comme si cette puissance qui détruit les empires, efface sur la terre les traits du visage des peuples, pulvérise la diorite et le granit, s’était justement amusée à mettre de côté ces quelques feuilles de papier pour les soustraire au torrent de la dissolution universelle. Faut-il l’admettre ? Faut-il croire qu’il y ait, tout de même, à côté des génies inconnus qui s’acharnent sur toutes les traces de notre passage terrestres d’autres entités, bienveillantes, occupées à sauver cela même qui semblait le plus menacé, l’écho d’une pensée ? Tout se passe comme si…

On a retrouvé, dans les chambres funéraires, des grains de blé déposés là, il y a cinq mille ans, par la compassion des vivants, pour l’idéale nourriture des ombres. Les « doubles » des Pharaons se sont dissous peu à peu, leur souvenir s’est effacé presque totalement de la mémoire des hommes. Le blé est resté. Et quand on le sème, il repousse. Ainsi le livre. Oublié trois cents ans dans une armoire, il semble aussi mort que le cuir racorni de sa reliure – dérisoire feuille sèche dans la forêt de la bibliothèque – mais que quelqu’un s’avise de violer cette tombe, et qu’il ouvre et qu’il lise, aussitôt, dans la tête du profanateur, une germination formidable se déclare, et les idées éclosent par milliers, aussi fraîches que le premier jour…
Aucune puissance de persuasion n’est pareille à celle du livre. L’orateur le plus éloquent n’entraîne qu’un instant la foule qu’il domine par le prestige inanalysable de sa voix, de son regard. Et puis elle fait ce qu’elle veut, l’ayant admiré. Mais le livre, modeste et muet, qui n’exige rien, qui se laisse abandonner, mutiler, oublier, a toujours le dernier mot. Il dépose dans l’esprit des germes dont rien ne peut avoir raison et qui, un jour ou l’autre, en dépit de la volonté même et des préjugés de qui les accueille, se développent et vivent, et finissent par modifier la forme même de cet esprit. Issu des idées et des sentiments, le livre en crée à son tour d’autres, qui aboutissent à d’autres livres, et ainsi de suite à l’infini ; et la civilisation, sans cesse modifiée par lui, n’est, au bout du compte, que son reflet dans l’oeuvre des hommes. Il en est le père et le maître. Son pouvoir est essentiellement magique. C’est pour cette raison qu’il a toujours inspiré aux tyrans une horreur si profonde et qu’ils s’acharnent à le détruire. Omar fait incendier la bibliothèque d’Alexandrie ; l’Inquisition les oeuvres des hérétiques ; Hitler celles des hommes qui ne croient pas au nazisme. Mais le livre se rit de ces attaques, de ces colères. Il vit quand tous ses adversaires sont morts, toujours prêt à recréer un monde nouveau d’homme libres, intelligents et heureux.


Francis de Miomandre,
préface au Code de la bibliophilie moderne
par Maurice Robert, 1936.

© La lettre du SLAM, n° 39 (janvier 2010)