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Qu' est-ce que c'est - une édition originale ?

Article de Emile Henriot, paru dans le journal Le Temps du 29 novembre 1929. Emile Henriot (1889 - 1961)
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"Un débat, depuis quelques mois, jette les bibliophiles dans le trouble. Vous savez la passion qu’inspire aux amis des livres la possession d’une édition originale. Or, voici que beaucoup d’entre eux viennent de s’aviser à la longue qu’ils ne savaient plus très bien ce qu’ils aimaient, faute de s’entendre exactement sur ce que c’est qu’une édition originale. La tradition admettait généralement que ces mots désignaient la première publication d’un ouvrage en librairie, faite avec le consentement de l’auteur. Une doctrine nouvelle s’est fait jour, qui n’admet plus cette définition, l’estimant contredite par les faits : la première publication d’un ouvrage pouvant échapper à la librairie, s’il s’agit de tirages à part de revue, ou mieux encore d’éditions restreintes, limitées à un nombre infime de souscripteurs ou de dédicataires ; d’autre part quelques exemples décisifs apportent la preuve que le consentement ou la participation de l’auteur à l’édition de son livre ne sont pas du tout nécessaires à l’existence en fait de sa première impression. Nommons tout de suite ces exemples, sur lesquelles on reviendra plus loin : l’édition hollandaise des Maximes de La Rochefoucauld, parue en 1664 ; l’édition belge de Colomba, de Mérimée, parue en 1840 ; c’est à dire l’une et l’autre sans la participation des auteurs et un an avant l’édition avouée et donnée par leurs soins. Cette doctrine de la priorité brutale, uniquement conditionnée par la date, est soutenue, avec sa vivacité accoutumée, par le directeur du Bulletin du Bibliophile. L’Académie Française semble jusqu’ici adopter ses vues. Arrivée il n’y a pas longtemps à la discussion du mot original, la commission du Dictionnaire a fait connaître les termes auxquels elle s’est arrêtée : « On décide que dorénavant l’expression édition originale ne devra plus s’entendre que de la première impression de l’ouvrage. » Notez qu’il n’est pas dit un mot du consentement de l’auteur et bien plus, qu’il n’est pas spécifié que cette impression doit être nécessairement faite ou mise en librairie. De quelle omission l’on peut conclure que, d’après le futur Dictionnaire de l’Académie, l’édition originale d’un ouvrage pourra être constituée, par exemple, par la revue ou le journal qui en auront donné la première impression. Est-ce bien ce qu’a voulu dire l’Académie ? Sa définition permet qu’on l’interprète dans ce sens.
C’est ce qu’a parfaitement vu un de nos plus scrupuleux libraires parisiens, M. Maurice Escoffier, qui, dans un excellent rapport, présenté au 7e congrès annuel des libraires de France, tenu à Lyon l’été dernier, s’est efforcé d’apporter quelques précisions sur cette question embrouillée. M. Escoffier est libraire : c’est dire qu’il ne pense pas mal des bibliophiles. Mais ceci ne l’empêche pas d’observer spirituellement que le goût aujourd’hui si répandu de l’édition originale a le prestige de classer ses acheteurs parmi les bibliophiles, et de constituer ainsi toute une nouvelle catégorie de bibliophiles sans le savoir - auxquels il préfère certainement les amateurs lettrés, également intéressés en cette affaire. Et c’est parce qu’il fait intervenir dans sa discussion le point de vue supérieur des lettres, que la doctrine de M. Maurice Escoffier nous paraît saine et mériter d’être retenue.

Au lieu de se servir, indifféremment des mots édition princeps, première édition, édition originale, pour désigner la même chose, M. Escoffier propose de restituer à chacun de ces termes un sens précis, qui introduirait un peu plus de nuance et d’honnêteté dans le commerce du livre. On dirait édition princeps, comme on le disait autrefois, de tout texte antérieur à l’invention de l’imprimerie, et imprimé pur la première fois depuis elle. On pourrait ainsi désigner l’édition princeps d’Homère, de Virgile, de Dante, ou de la Chanson de Roland. - On dirait édition originale de tout ouvrage publié avec le consentement de l’auteur, ce qui en préciserait l’intérêt et en garantirait l’origine et l’authenticité. On appellerait deuxième ou troisième édition originale les éditions postérieures à la première, toutes les fois que cette deuxième, troisième et autre suivante aura été augmentée, corrigée, améliorée par l’auteur et donnée par lui (exemple : les neuf éditions des Caractères, les cinq des Maximes publiées et corrigées de leur vivant par La Bruyère et La Rochefoucauld). - M. Escoffier envisage et réclame l’adoption d’une troisième catégorie, qu’il appelle édition originelle (nous n’aimons pas beaucoup ce terme) et dans laquelle il classerait les éditions clandestines et les contrefaçons telles que les Maximes hollandaises de 1664 et l’édition belge de Colomba, coupables à ses yeux de n’impliquer en rien la participation de l’auteur. Notons, par parenthèse, qu’il ne s’agit là, en l’espèce, ni de contrefaçons, ni d’éditions clandestines : clandestine implique l’idée d’un secret, et ces éditions, loin d’avoir été publiées sous le manteau, ont été rendues publiques ; contrefaçon implique l’idée d’une reproduction malhonnête d’une édition antérieure, et précisément les deux éditions précitées de Colomba et des Maximes ont devancé toutes les autres. Il vaudrait beaucoup mieux parler dans ce cas d’éditions subreptices. Voltaire se plaint d’une « édition subreptice » du Siècle de Louis XIV, qui illustre très pertinemment le sons illicite et furtif qu’il convient de donner à cet épithète (cf. Littré). - En principe M. Maurice Escoffier a parfaitement raison, parce qu’il fait intervenir dans son souci de définir l’édition originale, non pas seulement son caractère de priorité matérielle, mais une idée de choix, de garantie, d’authenticité, et de valeur interne de ce que doit être l’édition considérée comme telle. - En fait, sa doctrine sera difficilement acceptable : 1° parce qu’elle se heurte à des habitudes prises et fondées sur la cote commerciale des livres, qui ont leur Bourse à l’hôtel Drouot ; 2° parce qu’elle nécessite l’adhésion d’une majorité malaisée à constituer, des bibliophiles qui lisent, c’est à dire capables de fixer l’intérêt du livre dans la valeur critique de son texte, plutôt que dans sa rareté ou la pureté de sa condition extérieure.

Tout ceci, dira-t-on, n’intéresse que de loin et fort peu la littérature. Grande erreur, car nous y voici. L’intérêt de la discussion soulevée par M. Maurice Escoffier, c’est d’attirer l’attention des bibliophiles lettrés, seuls dignes d’estime, non plus sur un débat de bibliophilie pure, mais sur une question de textes : les textes qu’il faut préférer, quand on a le malheur charmant d’aimer les livres. Oserons-nous dire que c’est, dans un très grand nombre de cas, la condamnation pure et simple de l’édition originale ? Nous l’osons, et voici pourquoi. Le choix d’un livre est, au premier chef, pour tout esprit cultivé, une affaire de texte. Il se peut que la toute première impression d’un texte soit la meilleure, auquel cas nous la préférons : c’est une question d’espèce. La minutieuse étude des grandes oeuvres classiques, effectuée par l’érudit Rochebilière dans ses collationnements d’éditions originales de nos auteurs du dix-septième siècle, a prouvé l’immense intérêt qui s’attache, pour la connaissance des textes, leur intégrité, leur histoire, les variations mêmes de la pensée de leur auteur, aux premiers états sous la forme desquels elle s’est publiquement manifestée, témoin le Don Juan de Molière, que nous ne posséderions pas dans son intégrité initiale si Rochebilière n’avait signalé l’existence d’un exemplaire de l’édition des OEuvres complètes de 1682 ayant échappé aux ciseaux de la censure, c’est à dire avant toutes suppressions. Mais enfin, des exemplaires de cette sorte ne se rencontrent pas tous les jours, et ne relèvent pas des possibilités financières de chacun. Par contre, l’exclusive primauté de l’édition originale condamne ses habituels amateurs à n’admettre dans leurs bibliothèques que des textes souvent fautifs, incomplets et tronqués, que la plupart de leurs auteurs ont réprouvés et désavoués, en les remaniant par la suite. C’est une grande rareté que cette fameuse édition hollandaise des Maximes, imprimée en 1664 à la Haye, chez Jean et Daniel Steucker, sur une des copies manuscrites qui circulaient alors de cet ouvrage. Mais elle ne donne que 188 maximes, pour 317 qui figurent dans celle de 1665, première française, procurée par l’auteur en personne chez Barbin. Le bel avantage de posséder ce demi-livre ! Si vous voulez avoir le premier La Rochefoucauld complet, tel que La Rochefoucauld l’a voulu, ce n’est pas l’édition de 1664 qu’il faut rechercher, ni celle de 1665 (317 maximes), ni celle de 1666 (où elles ne sont plus que 302), ni celles de 1671 et de 1672, où l’auteur en ajouta 39 et 72 ; ni même la dernière qu’il ait publiée de son vivant, en 1678, où l’on en compte 504 : mais celle que publia Barbin, en 1693, après la mort du moraliste, et dans laquelle on en trouve cinquante nouvelles, puisées au manuscrit original. Ou bien, il faut avoir la série complète de ces six volumes. Encore ne pourrez-vous vous flatter de posséder ainsi toutes les originales de La Rochefoucauld, car Rochebilière a établi que chacune de ces éditions a donné lieu à plusieurs éditions différentes, toutes caractérisées par des corrections plus ou moins importantes : il relève jusqu’à neuf états de la seule édition de 1665. Pareillement pour La Bruyère, qui, de 1688 à 1696, a donné neuf éditions revues et corrigées des Caractères, portant de 420 à 1,120 le nombre de ces caractères. Mais la série ne serait pas complète en neuf volumes, puisque de ces neuf éditions l’on distingue jusqu’à vingt-cinq états différents ! N’en veut-on qu’un, il convient de choisir. C’est la neuvième, habituellement, qui fait prime, étant la dernière procurée du vivant de l’auteur. Or la neuvième ne diffère de la précédente que par des corrections infimes : c’est donc la huitième (1693) qu’il faut avoir. Elle vaut d’ailleurs, jusqu’ici, bien moins cher que l’autre, et est aussi belle, avec plusieurs passages en original, dont le Discours à l’Académie.
Autre exemple d’un texte célèbre : Les Liaisons dangereuses. L’originale est de 1782, et se distingue par un erratum. Mais quand Laclos lui-même parlera de son livre à son fils, et des diverses éditions qui en furent faites, sera-ce celle-là qu’il recommandera comme la meilleure ? Nullement. Il dira que, de toutes ces éditions, « la moins mauvaise » est celle où figurent ses poésies : donc c’est l’édition de 1787, augmentée d’une Correspondance de l’auteur avec Mme Riccoboni et de ses pièces fugitives. - Encore un exemple : Saint-Simon. Le voulez-vous tel qu’il a été imprimé, en partie, pour la première fois ? Vous devrez vous contenter bibliophiliquement d’un petit volume in-12, paru à Bruxelles, en 1781 : Pièces intéressantes et peu connues, où vous trouverez quatre-vingt-dix pages d’anecdotes extraites des fameux Mémoires, alors inédits. Recherchez également les trois volumes de la Galerie de l’ancienne cour ou mémoires et anecdotes pour servir à l’histoire des règnes de Louis XIV et de Louis XV, 1786, où figurent encore de nouveaux extraits inédits... Mais ayant lu ces échantillons, vous n’aurez pas lu Saint-Simon - pas plus que vous ne l’aurez lu quand vous aurez mis la main sur la première édition de ses Mémoires (Londres et Paris, 1788-1789, sept volumes) ; ou sur la seconde, qui est de 1791 ; ou sur celle de 1829... La première bonne est celle de Chéruel (1856) ; la seule intégrale, celle de la Collection des grands écrivains, dont le premier volume date de 1879, et dont le quarante-deuxième et dernier est sous presse actuellement...

On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, des Pensées de Pascal (originale : 1670, incomplète, première intégrale, établie sur le manuscrit, par Faugère :1844) - à Manon Lescaut (première : 1731 ; seconde originale, augmentée par l’auteur : 1753) - à Candide (première : 1759 ; édition augmentée : 1761) - à l’Adolphe de Benjamin Constant (la troisième édition augmentée d’une importante préface inédite : 1824) - à la Salammbô de Flaubert, dont le directeur du Bulletin du Bibliophile a justement signalé l’intéressante « seconde originale » de 1879, avec corrections définitives de l’auteur...

Ces brèves indications suffisent à démontrer, croyons-nous, la juste préférence qu’un amateur averti doit donner, en beaucoup de cas, à ce que nous appellerions volontiers « l’édition préférée », sur l’édition originale. Celle-ci conserve d’ailleurs ses mérites et peut-être aussi quelquefois l’édition préférée : toutes les fois qu’à la priorité de date, avec ou sans consentement de l’auteur, elle nous apporte un texte sain et authentique. Nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître, à cet égard, l’édition belge de 1840 pour la véritable originale de Colomba : l’éditeur belge ayant reproduit fidèlement le texte donné par Mérimée, la même année, à la Revue des Deux Mondes, et qu’il ne corrigea que d’une manière insignifiante dans son édition de 1841, chez Magen et Comon. Notre opinion, sur ce point, est d’autant plus désintéressée que nous ne possédons pas cette précieuse édition belge.

Autre question que soulève le culte forcené de l’édition originale. Que faire à l’égard de tous les textes importants qui ont d’abord paru dans des revues, ou dans des recueils de mélanges, ou dans des séries indésirables d’oeuvres complètes ? Les revues, quelques amateurs les dépiautent pour en extraire et relier à part les feuillets du texte favori. Cela s’appelle alors des préoriginales. Il en est de fort intéressantes : les Poèmes philosophiques de Vigny, par exemple, qu’a donnés, du vivant de l’auteur, la Revue des Deux Mondes. Dans la même revue a paru pour la première fois (15 septembre 1843) le Discours sur les passions de l’amour, de Pascal, qui peut faire très dignement l’objet d’une plaquette à relier séparément, et à joindre aux premières éditions des Pensées et des Provinciales. Quelquefois, il peut même exister des tirages à part, avec pagination nouvelle, titre et table, d’un ouvrage publié en revue : c’est le cas de Carmen (tirage à part de la Revue des Deux Mondes, avec titre, 1845) ; et mieux encore des Poésies de Charles d’Orléans, constitué par un extrait des Annales poétiques de 1778, avec titre, table, portrait et pagination suivie. Les recueils collectifs de mélanges sont aussi souvent fort curieux : c’est là qu’ont été publiés originellement maints chefs-d’oeuvre : le Voyage de Chapelle et Bachaumont, la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye, les Contes de Perrault (recueil de Moetjens), le Point de lendemain, de Vivant Denon, sans compter d’innombrables fragments de Voltaire. Que faire ? Les casser, pour en mettre à part le meilleur morceau ? Encombrer, de leur ensemble intact, plus bibliophiliquement, sa bibliothèque ? Ou les mépriser, comme n’étant pas première édition d’un ouvrage en librairie ? Au regard de l’Académie, qui définit l’édition originale « la première impression d’un ouvrage », ce sont pourtant originales.

D’autre part, enfin, les éditions originales d’ouvrages perdus dans certaines éditions d’oeuvres complètes. Il y a, de ce cas particulier, un exemple très significatif : celui des Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Jusqu’à l’année dernière, pas de question ; on tenait pour l’originale l’édition en gros caractère, en quatre volumes datés 1782 et 1789, donnée par Panckouke. M. Calemard est venu, qui a bouleversé la croyance admise. D’après lui, les deux parties des Confessions ont bien paru sous ces deux dates, mais dans deux collections des OEuvres complètes et de leur supplément ; l’édition en gros caractère ne serait que la première séparée... Acceptons la thèse, d’ailleurs matériellement vraisemblable. Que s’ensuit-il pour le bibliophile éperdu d’éditions originales ? Lui faudra-t-il, pour posséder les quatre précieux bouquins, entasser sur ses rayons les trente-cinq volumes de ces OEuvres complètes de la bonne date ? Ou devra-t-il se contenter de les en distraire, ce qui rompt une collection, et ne donnera jamais que des exemplaires pourvus de disparates tomaisons, ce qui chagrine l’amateur ?... La résistance de beaucoup de bibliophiles rousseauistes à la thèse de M. Calemard vient de là : l’édition Panckouke, en quatre volumes, surtout s’ils sont revêtus d’une reliure uniforme, restera toujours pour eux, bibliophiliquement, la véritable édition originale des Confessions. Règle générale, au surplus : dès qu’on n’est pas d’accord sur une véritable originale, le plus sûr est encore de se dire que, l’originale, c’est celle que l’on a. Notre système de l’édition préférée permettrait d’ailleurs de tourner la difficulté : la bonne première des Confessions, c’est celle, en quatre petits volumes, de Poinçot (1798), où pour la première fois du moins le texte intégral du chef-d’oeuvre a été imprimé sur les manuscrits.

On s’excuse auprès du lecteur de ce débat, un peu aride, qui n’intéresse guère, je le crains, que libraires et bibliographes... Au reste, nous ne nous faisons pas d’illusion : les bibliophiles selon les cours de l’hôtel Drouot ne nous suivront pas. Nos suggestions ne sont point de mise pour qui ne se soucie que d’avoir un cabinet de raretés et tient le livre pour un bon placement. Nous n’en avons qu’à un petit nombre de chimériques amateurs qui, plus qu’à leur vente future, ne pensent qu’à avoir chez eux une bonne et belle bibliothèque, où ils auraient plaisir à réunir les meilleurs textes."

Émile Henriot (1889 - 1961) est un poète, romancier, essayiste et critique littéraire français, fils du caricaturiste Henri Maigrot (dit Henriot). Journaliste au Temps entre les deux guerres, il devient le critique littéraire du Monde, héritier du Temps à la Libération. Parallèlement, il collabora régulièrement à La Revue des Deux Mondes. Il est l’auteur entre autres des Livres du second rayon : irréguliers et libertins (1926), et de L’Art de former une bibliothèque (1928). Il est élu membre de l’Académie française en 1945 au fauteuil de Marcel Prévost. Il est à noter que tous les néologismes proposés dans son article par Henriot sont aujourd’hui lexicalisés, sauf le terme « originelle » qui n’a pas été retenu par la postérité...

Article aimablement communiqué par Névine et Alain Marchiset [ndlr].

© La lettre du SLAM, n° 40 (mars 2010)